La pratique de la projection est ancienne, mais la filière est âgée à peine de plus de vingt ans et attire un nombre toujours croissant de nouveaux acteurs. La discipline remet pourtant en question aujourd’hui son format et revient sur la pertinence de ses termes.
Pour sa seconde édition, le colloque international sur le vidéomapping, initié par les Rencontres Audiovisuelles et le laboratoire DeVisu de l’Université polytechnique Hauts-de-France, a réuni des chercheurs, des studios internationaux renommés venus de Turquie, Canada, Russie, Allemagne, République tchèque, Roumanie et Pologne (Ouchhh, Moment Factory, Radugadesign, UrbanScreen…), des artistes, de nombreux étudiants, voire quelques professionnels du film d’animation. À chaque intervenant, IBSIC a posé des questions sur la production, l’écriture, les modèles économiques, sans oublier de poursuivre son tour du monde des festivals (La Fête des Lumières à Lyon, Signal Festival à Prague, Genius Loci à Weimar…) et de rappeler la diversité des pratiques entre monumentalité, immersivité et interactivité.
En parallèle au colloque, se tenait, dans le centre ville de Lille, le Video Mapping Festival #2 rassemblant les travaux issus des résidences d’artistes et des workshops menés durant l’année 2018 à Arenberg Creative Mine (près de 25 lieux de projection), ainsi que le Video Mapping Awards récompensant les meilleures productions de l’année dans le monde.
À la recherche de l’image « beyond the screen »
Qu’ils soient indépendants ou intégrés à un studio, la plupart des créateurs de vidéomappings s’accordent à dire que l’attrait de la nouveauté est bel et bien passé et qu’il leur faut proposer aujourd’hui d’autres « effets » susceptibles de captiver un public de plus en plus exigeant.
« Le vidéomapping tire sa force et sa magie du fait que le cadre de l’écran n’existe plus et que l’image, lorsqu’elle est warpée avec une très grande précision, peut faire oublier à la fois la technique de projection et son support », rappelle Mauro Cataldo, co-fondateur du collectif belge Dirty Monitor. Hybride par nature, l’image projetée peut donc jouer, quasiment à l’infini, avec la lumière, le son, le support, mais aussi diverses sources d’images (prises de vues réelles, numériques, cinématographiques).
Pour sa part, le collectif belge, qui multiplie les projets à l’international, a commencé à croiser les points de vue provenant de la caméra perspective qui autorise ces effets 3D spectaculaires avec ceux de la caméra orthographique permettant la multi-diffusion. En résultent des projets « cinématographiques » comme le vidéomapping immersif sur la façade de leur studio à Charleroi, lequel reconstitue, en parfaite synchronisation, certaines scènes mythiques du Metropolis de Fritz Lang projetées sur les vitrages et étendues par des reconstitutions en 3D. « Le vidéomapping nous permet de croiser le cinéma d’auteur avec des images projetées. Nous nous sommes aperçus que les spectateurs délaissaient la salle de cinéma du quartier pour venir assister à ce spectacle immersif. »
Pour le directeur de création chez Moment Factory, Jean-Baptiste Hardoin, le format a impérativement besoin de se renouveler. Comment dès lors surprendre les spectateurs ? En les invitant à vivre des expériences sensorielles et collectives dans des lieux inattendus. Leader mondial dans sa discipline, ce studio multimédia ouvert au Canada (environ 400 salariés) et ayant des antennes en France, mais aussi au Japon, met en avant des projets immersifs créés dans des environnements hors norme. Ses parcours dans la forêt, intitulés Lumina, font partie de ces nouveaux formats qui invitent à suivre des narrations décomposées et spatialisées.
« Le visiteur devient la tête de lecture de la timeline de notre histoire », observe Jean-Baptiste Hardoin. « Ces formats, qui prennent 12 à 18 mois de production, sont testés et prototypés en permanence. Nous travaillons toujours in situ afin de tirer le meilleur parti des qualités d’un lieu. »
Neuf parcours Lumina ont d’ores et déjà été déployés au Quebec, mais aussi au Japon, à Singapour… De même l’expérience immersive Kontinuum (créée à Ottawa en 2017), mêlant lumière, projection vidéo et interactivité, invite à un voyage spatio-temporel futuriste dans une station souterraine encore en construction.
Le champ couvert par le vidéomapping étant très vaste (du patrimoine au parc à thème en passant par le corporate), Cosmo AV (Paris) a très tôt mis en place des workshops internes pour former les juniors aux diverses techniques de projection, mais aussi permettre aux chefs de projets d’expérimenter des écritures nouvelles et sortir de la commande. « Les composants du vidéomapping comme l’image (2D, 3D, mattpainting, images génératives), la lumière, le son, l’écriture, la mise en scène sans oublier la technique sont spécifiques à cet art », insiste Pierre-Yves Toulot, co-fondateur de Cosmo AV.
Aussi, pour le studio (vingt collaborateurs), qui intervient sur de nombreux événements prestigieux (festival des lumières à Saint Pétersbourg, Cinescenie au Puy du Fou…), les expérimentations issues de ces workshops – comme le son et lumière produit sur les cheminées de l’ancienne centrale EDF à Vitry-sur-Seine lors des Nuits blanches 2018 – sont-elles nécessaires. Ne serait-ce que pour rappeler que le vidéomapping résulte d’un travail collaboratif : « Aujourd’hui le public ne juge plus une maîtrise technique ou artistique, mais un ensemble. Il suffit que l’une des parties du projet soit faible pour que le résultat s’en ressente. »
Réinventer le vidéomapping en expérimentant d’autres codes, l’atelier Athem, qui s’est rapproché de Skertzò en 2016 et fait figure de « nouvel » acteur dans le secteur, en est convaincu. Pour son président Philippe Ligot, plus la discipline s’ouvrira aux artistes de tous bords (architectes, chorégraphes, plasticiens, etc.), plus la base du marché s’élargira et plus le média gagnera en visibilité et attractivité. « Comme nous préférons investir dans le contenu plutôt que dans le matériel, nous avons tout de suite cherché à réduire les coûts techniques et logistiques qui représentent près de 75 % de la facture. Mais il faut encore que l’outil devienne accessible aux créateurs, qu’ils puissent facilement faire des essais, etc. »
En exploitation depuis 2018, le jamion, spécialement conçu par Athem, est un dispositif de projection mobile (équipé de quatre vidéoprojecteurs 30 k orientables à 360 ° et de serveurs Modulo Kinetics et OnlyView) flexible et doté d’une autonomie de 12 à 18 heures. « Le jamion permet à des commanditaires du secteur culturel ne disposant pas d’un budget important d’accéder au vidéomapping. Nous avons multiplié les opérations passant de quatre à cinq projets par an avec Skertzò à 22 aujourd’hui. Et nous avons réduit au moins de moitié nos frais techniques. » Trois jamions (soit 12 projecteurs 4K) seront de sortie pour la très attendue installation monumentale et cinématographique de Wim Wenders sous les voûtes de la nef du Grand Palais (fin avril 2019).
Pratiques plurielles à l’épreuve du mapping
Les coûts de production d’un vidéomapping demeurant élevés, les stratégies d’accès à la diffusion hors écran sont diverses, de même que les modèles économiques qui en découlent. Pour les créateurs indépendants comme l’artiste visuel et sonore Jérémy Oury à l’origine du groupe Facebook (List of International Video Mapping Open Call & Contest), les compétitions internationales de vidéomapping ou les appels d’offres lors des festivals sont incontournables pour expérimenter de nouvelles partitions et étendre leur pratique.
Rares sont néanmoins les créateurs comme Romain Tardy, cofondateur en 2008 de l’avant-gardiste label AntiVJ, ou l’artiste 3D hongrois László Bordos (Bordos.ArtWorks), qui peuvent mener une carrière solo dans le monde entier : « Rester petit pour faire de grandes choses permet de conserver un maximum de liberté dans la création », estime Romain Tardy dont les installations artistiques et très graphiques (The Drift, Future Ruins, The great Indecision…) font souvent appel à des systèmes lumineux et sonores. « Mais les travaux de commande, complémentaires des travaux artistiques, sont nécessaires pour pouvoir vivre dans ce type de modèle. »
Même s’ils ont pignon sur rue, les grands studios n’hésitent pas, pour leur part, à aller parfois au-delà de la commande pour initier de nouveaux formats et faire avancer leur discipline. Très représentatif de cette tendance, le projet Aura, développé en 2017 par Moment Factory pour la basilique Notre-Dame à Montréal (Québec), s’appuie sur la demande de la paroisse pour construire un mapping immersif, très innovant dans sa forme et surtout son exploitation : « Nous sommes allés beaucoup plus loin que la commande en devenant des partenaires », explique Jean-Baptiste Hardoin.
En exploitation tous les jours de l’année, ce spectacle payant de 45 minutes offre, en première partie, une déambulation libre ponctuée par des installations multimédia situées dans les chapelles et des micromappings sur les œuvres d’art, puis, dans un second temps, un vidéomapping et un show lumière de 18 minutes. « Cette projection, qui a pris plusieurs milliers d’heures de production, fait intervenir 21 vidéoprojecteurs, 140 projecteurs de lumière et quatre systèmes laser à miroir. Elle est prévue pour durer dix ans. » Grand motif de satisfaction pour le studio coproducteur : la fréquentation de la basilique a augmenté de 300 % et les plates-formes, relais indispensables au vidéomapping, ont enregistré près de 50 millions de vues.
Le studio portugais Ocubo (40 personnes) ne dédaigne pas non plus de telles prises de risque. Ouvert à Lisbonne en 2004, Ocubo, qui vient du cinéma, a très tôt recherché les moyens d’être indépendant en production, ses projets en vidéomapping recourant souvent aux prises de vues réelles : « La présence de personnages réels dans nos projections contribue à les rendre plus mémorables », souligne Carole Purnelle, directrice et co-fondatrice d’Ocubo. « Comme cela impacte le coût de la production, disposer de ses propres équipements (plateau de tournage, studio décor, etc.) est indispensable. »
Initier dès lors des projets sans mécènes peut être envisageable. En 2018, Ocubo signe son premier grand spectacle immersif, Lisbon under stars (pour un budget estimé à 450 000 euros), dans une église désaffectée à Lisbonne. L’histoire mouvementée de l’édifice est racontée avec force musiques, danses et chants : tous les performeurs ayant fait l’objet de prises de vue devant les fonds d’incrustation du studio avant d’être intégrés aux images 3D.
Très atypique dans la pratique du vidéomapping, Inook (David Passegand et Moetu Batlle) est parvenu, quant à lui, à sortir des écrans grâce à ses personnages fétiches, les Anooki : deux petits Inuits délurés vivant sur une banquise. Ces personnages en 2D ont d’abord été portés sur le web et les réseaux sociaux. Devant le succès, les mascottes ont fait ensuite l’objet de virgules animées en 2D sur France Télévisions, puis leur première « vraie » grande sortie, via un mapping 3D monumental, sur la façade de l’Opéra de Lyon lors de la Fête des Lumières en 2014. Toujours aussi impeccablement animés, les Anooki en ont profité pour chahuter l’édifice considéré comme un terrain de jeu. Des saynètes courtes et enlevées, des effets 3D hyperréalistes, deux personnages toujours esquissés en blanc et une seule couleur projetée sur le bâtiment…
Les Anooki, qui se baladent depuis dans le monde entier (festivals des lumières à Singapour, Hong Kong, Toruń en Pologne, Osaka…), auraient-ils trouvé la formule magique du nouveau mapping ? « Nous abordons le vidéomapping par la narration, l’humour et la danse », relève David Passegand. « Cet espace est encore assez peu exploré. » Les créateurs du studio lyonnais continuent en parallèle à développer l’univers de leurs personnages en explorant d’autres supports. En vue, un long métrage 2D incluant des images réelles.
Extrait de l’article paru pour la première fois dans Sonovision #15, p.60-64. Abonnez-vous à Sonovision (4 numéros/an + 1 Hors-Série) pour accéder, à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.