Il est en France le premier opérateur public patrimonial de référence (avec 9,5 millions de visiteurs par an) et représente plus d’une centaine de monuments historiques et sites patrimoniaux. Le CMN, comme les autres établissements culturels, est néanmoins confronté à des problématiques communes comme l’explosion des nouveaux usages liés à la transformation digitale (réseaux sociaux, applications mobiles, MOOC…).
Conscient d’avoir à construire le patrimoine de demain, l’opérateur public, qui a placé l’innovation et les technologies numériques au centre de sa stratégie, a ouvert un incubateur pour start-up afin de « réinventer » la médiation de ses monuments. Pour ce faire, il a choisi d’éprouver in situ ces expériences de visite, nouvelles à la fois en termes de contenus et de dispositifs techniques, en ouvrant les portes de ses sites et monuments aux porteurs de projets les plus novateurs, avant de les proposer au public et de les porter à la connaissance de l’ensemble de son réseau.
L’Incubateur du patrimoine en modèle
Depuis 2014, la Mission de la stratégie, de la prospective et du numérique du CMN accompagnait déjà de manière informelle de jeunes entreprises ou porteurs de projets en devenant leur premier client de référence (SmartApps, Art graphique et patrimoine, Histovery, Artips…). Pour renforcer cet engagement, et dans la continuité de sa démarche de transformation numérique de la gestion de ses sites et monuments, le CMN a été amené, trois ans plus tard, à mettre en place une infrastructure lui permettant d’accueillir ces jeunes sociétés pour être au plus près de l’innovation.
Hébergées pendant un an par l’Incubateur du patrimoine que chapeaute Valérie Senghor, directrice adjointe du Centre des monuments nationaux, celles-ci ont accès aux monuments du réseau afin d’expérimenter leur projet tout en bénéficiant de l’expertise des équipes du CMN (en médiation, conservation, restauration…). L’accompagnement toutefois ne s’arrête pas à la mise à disposition d’un ou plusieurs sites : l’Incubateur sert aussi à explorer le potentiel économique des projets et l’institution tient à partager, lors de tables rondes mensuelles, ses connaissances en matière de marché public (contraintes juridiques) ou sur une thématique donnée (intelligence artificielle et culture par exemple).
« C’est en fait une relation tripartite entre le siège, le monument d’expérimentation – qui a la connaissance du public et des usages – et l’entreprise », décrit Laurence Giuliani dont la société Akken a participé à la première promotion de l’incubateur (janvier 2018 à janvier 2019). Cette mise en correspondance ou compatibilité entre le projet et le monument qui va l’accueillir s’élabore dès les entretiens de sélection.
« Les administrateurs des monuments et des sites sont invités à découvrir les projets », précise Bettina Gardelles, chef du pôle stratégie et prospective. « En fonction de leurs problématiques (faire venir de nouveaux publics, optimiser le temps d’attente…) et des besoins de la start-up, ils se positionnent voire candidatent pour devenir un terrain d’expérimentation dès que les contraintes du projet ont été identifiées. »
Pas de secteurs d’activité plus recherchés que d’autres par l’Incubateur : il suffit que le projet porté par la start-up respecte certains critères comme se montrer original et innovant (pas de produit sur étagère), être cohérent avec les missions du CMN (respect du monument, ouverture au plus grand nombre…) et réalisable dans l’année d’incubation. S’il n’y a pas d’obligation de résultat, tout doit être néanmoins mis en œuvre pour que le dispositif soit fonctionnel à la fin du programme.
« Toutes ces expérimentations menées par l’Incubateur visent aussi à susciter l’envie d’entreprendre dans le secteur culturel », insiste Valérie Senghor. « Nous voulons impulser en France un écosystème favorable à l’innovation et participer à la construction d’un réseau de jeunes entreprises “labellisées” patrimoine et très au fait des problématiques du secteur. »
« Labellisées » patrimoine
Si le nombre de start-up par édition n’est pas défini à l’avance (sept pour la première, huit pour la seconde, lesquelles bénéficient d’un soutien financier), les places restent chères (une centaine de dossiers ont été reçus en 2018) et la sélection se montre d’autant plus serrée que les projets retenus par le CMN ne concernent pas tous la médiation numérique. Ainsi de Bryanthings, qui propose une solution originale et utile de mécénat participatif en recourant à des bornes photo, la Réserve des Arts qui récupère des matériaux d’exposition en vue de les recycler ou Studio Sherlock qui réalise des vidéos de chantiers de conservation afin de valoriser le patrimoine.
Pour éviter d’éventuelles mises en concurrence, une seule société est retenue par secteur d’activité : application mobile de visite sous forme de jeux immersifs géolocalisés (Foxie), « chatbot » ou robot conversationnel à base d’intelligence artificielle (AskMona), parcours de visite gamifié en extérieur (Explorama), podcast pour le micro learning (société OHz), application en réalité mixte (Realcast), reconstitutions 3D à partir de prises de vues aériennes et photogrammétriques (Akatimi)…
« On note quelques “tendances” dans les propositions », avance Bettina Gardelles. « L’an dernier, nous avons reçu cinq projets de chatbot et pas un seul de podcast. Cette année, c’est l’inverse : pas de chatbot mais cinq podcasts ! Quant à la réalité virtuelle, elle représente toujours une dizaine de candidatures de même que les parcours de visite avec gamification. Parmi eux, un seul (la start-up Explorama) valorise la nature et la biodiversité du site ou du monument. »
Sélectionnée pour la première promotion 2018 du CMN (lauréate également de l’accélérateur Creative Factory), la société nantaise Akken, cofondée par Laurence Giuliani, s’est spécialisée dans l’écoute immersive (sans interface visuelle) et la technologie des objets connectés. L’un de ses dispositifs phares, le Sonopluie ou parapluie connecté, à la technologie encapsulée dans la poignée, est aujourd’hui proposé par les offices de tourisme pour des découvertes de sites ou de villes.
« Quelque 200 parapluies ont été déployés en France et sept balades immersives sonores ont été créées », indique Laurence Giuliani. « À l’origine, ce projet était une installation artistique. Un office de tourisme en Gironde, après l’avoir expérimenté, nous a convaincus qu’il pouvait aussi être porté dans le champ touristique. »
Dans le cadre de l’incubateur du CMN, il s’agit cette fois-ci pour Akken de mettre au point un mobilier d’écoute interactive, appelé le Confident connecté, en intégrant directement le dispositif sonore dans un meuble existant. À l’été 2019, un prototype en forme de banc en bois équipé d’un casque est installé dans le donjon du château de Vincennes (dans la cellule dite « des trois religions »). Selon son emplacement sur l’accoudoir, la main du visiteur, détectée par une caméra, ouvre cinq capsules sonores (d’une durée entre 10 et 12 minutes) qui livrent des commentaires sur les fresques du lieu. Lors de cette expérimentation in situ, l’équipe constate que la détection de la main par la caméra n’est guère précise et que le temps de latence se montre trop important (l’endroit est peu éclairé), ce qui oblige à de fréquents réglages de la caméra.
« L’Incubateur du CMN permet de tester un équipement sans contrainte immédiate de réussite », apprécie Laurence Giuliani. « Cette installation dans un site à forte notoriété et brassant des publics différenciés se montre, pour nous, très riche d’enseignements. Elle vient compléter celle que nous avions menée au musée d’Arts de Nantes puis à l’Office du tourisme du pays d’Ancenis. Ces tests dans des contextes différents nous permettent d’améliorer le design d’expérience en termes d’interaction tactile. »
Suite à cette expérience immersive, Akken a opté pour une autre solution en termes de design et d’interaction : les capteurs sont glissés sous un tissu, et le dispositif est à double entrée pour que deux personnes puissent vivre en même temps l’expérience en suivant leur propre rythme d’écoute. Courant 2020, Akken envisage de commercialiser le Confident connecté sous la forme d’un accoudoir venant se plugger sur le mobilier du site patrimonial (ou les banquettes du musée).
Pour Pierre-Yves Toulot, fondateur de la start-up Intenscity, faire partie des sociétés incubées par le CMN (dans la seconde promotion) donne l’opportunité de tester, en condition réelle et sur des monuments nationaux, des outils innovants qui pourront être appelés à se déployer sur tout le réseau, voire au-delà. Le dispositif de mise en lumière digitale et pérenne du patrimoine – accompagné de sa plate-forme de gestion – pourrait bien faire partie des projets à fort potentiel industriel.
« Nous proposons une nouvelle source lumineuse, qui vient en complément des outils actuels des éclairagistes. Cet outil d’éclairage, qui recourt à un vidéoprojecteur, exploite la technique du vidéomapping », explique Pierre-Yves Toulot, qui a cofondé en 2003 Cosmo AV, une société leader dans la vidéoprojection monumentale.
De manière très localisée (sans déborder sur les autres bâtiments et ajouter à la pollution lumineuse), cette mise en lumière digitale, qui évite l’installation de projecteurs sur la façade classée, introduira une nouvelle manière de mettre en valeur un monument. « Cette solution, qui alimente les sources en flux vidéo, dispose d’un outil de simulation qui permet de programmer des scenarii d’éclairage statiques, dynamiques ou interactifs (en fonction du calendrier par exemple) et de les modifier en temps réel (pour un événement). À partir de cette plate-forme, plusieurs concepteurs peuvent intervenir sur le même bâtiment. »
Outre montrer les nombreux potentiels de cette nouvelle « signalétique » lumineuse aux administrateurs de sites (mais aussi aux conservateurs et architectes des Bâtiments de France) et designers lumière, l’expérimentation in situ permet aussi à Intenscity d’interroger les industriels sur la prochaine disponibilité de ces vidéoprojecteurs de 30 à 50 000 lumens (étanches et à tête déportée) et de leurs nouvelles sources lumineuses très compactes. « Le marché de l’éclairage patrimonial est potentiellement colossal et peut constituer, pour la technologie vidéo, un débouché prometteur. »
Premier test technique au château d’Angers puis à l’abbaye de Cluny. Le test final, qui aura lieu au château de Champs-sur-Marne (en septembre prochain), servira de POC (Prove On Concept) pour la plate-forme de mise en lumière : « Nous aurons alors plus de visibilité sur notre modèle économique. Nous pensons procéder à des installations dès que nous aurons une première version de la plate-forme. Le dispositif complet, quant à lui, reste lié à des évolutions technologiques que nous ne maîtrisons pas. Il mettra donc plus de temps à se développer. »
Extrait de l’article paru pour la première fois dans Sonovision #18, p.54-56. Abonnez-vous à Sonovision (4 numéros/an + 1 Hors-Série) pour accéder, à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.