Sonovision : Pouvez-vous nous présenter le spectacle réalisé pour la cathédrale de Reims ?
Matei Paquin : Le premier volet du spectacle a été livré sur la cathédrale de Reims. Il a eu lieu tout l’été et se poursuivra sur les prochaines années à raison de deux à six soirs par semaine, de mai à septembre. Il s’agit du premier d’un ensemble de deux super spectacles de mapping prévus à Reims; le prochain prendra pour cadre la basilique Saint-Remi. Nous travaillons avec des artisans locaux, comme pour la trame musicale originale composée par l’artiste rémois Guillaume Brière, enrichie par la contribution de la Maîtrise de la cathédrale de Reims, et arrangée par Bruno Bertoli.
On a aussi développé une application qui, dans sa première mouture, permet aux spectateurs d’interagir avec la façade de la cathédrale pendant les entractes. L’approche est ludique, elle donne accès à des contenus didactiques sous forme de quiz. Une portion du jeu est accessible via les téléphones portables, alors que des indices s’affichent en mapping sur la façade. Le taux de participation du public est excellent, des dynamiques s’installent entre les familles, les parents et les enfants, lesquels finalement jouent ensemble. La dynamique est ainsi socialisante, très chouette. Le spectacle est lancé, avec une très belle réponse du public.
S. : Quelle est la durée du spectacle en cours ?
M.P. : Autour de seize minutes, sans compter les temps d’interactivité proposés aux spectateurs par la suite. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce projet c’est d’avoir travaillé avec du mapping et de l’avoir complété avec des éléments d’éclairage qui sont dissimulés ; par exemple, nous éclairons la rosace de l’intérieur. Ces ponctuations complètent les contenus, elles sont du contenu à part entière. Elles ajoutent un plus à l’expérience à travers des profondeurs, des jeux de contre-jour ou d’autres types d’effets. Se joue alors un dialogue hyper intéressant entre son et image, mais également avec l’éclairage. Franchement, une belle réussite !
S. : Outre Reims, avez-vous d’autres projets en France ?
M.P. : En collaboration avec le groupe Partouche, nous avons développé un projet pérenne d’envergure pour le casino d’Aix-en-Provence qui a ouvert ses portes au public au printemps 2019 dans sa toute nouvelle version. Nous avons travaillé le média sous différentes formes, avec des éléments led sculpturaux, des écrans interactifs, de la projection. Nous œuvrons vraiment dans l’idée d’une expérience qui unifie les espaces, transporte les visiteurs dans des environnements et mondes divers, au niveau ambiance, mais aussi sur le plan de l’animation, de l’engagement avec le public, en interactivité.
S. : S’agit-il essentiellement d’écrans tactiles ou de projections ?
M.P. : Des projections architecturales couvrent un étage complet. Nous utilisons également des écrans tactiles, des écrans qui réagissent au passage et à la présence des personnes, des objets connectés qui permettent à des animateurs de pouvoir déclencher et emmener le public dans des moments comportant des dimensions de jeu. Nous avons vraiment travaillé les médias de façon très large. Un grand lustre architectural led permet d’afficher des contenus de façon plus abstraite, plus basse résolution, mais de manière très sculpturale. C’est intéressant.
Sinon, nous collaborons avec l’Arsenal de Rochefort pour développer le premier parcours nocturne Lumina en France, une expérience multimédia extérieur qui verra le jour au printemps 2020. D’autres projets de ce type sont aussi en développement.
S. : Comment jugez-vous la France, en termes de dynamique par rapport à tous ces projets, mais aussi au regard de ce qui se passe ailleurs en Europe, voire au Canada. Avez-vous relevé des particularités ?
M.P. : La France fait partie des pionniers du son et lumière et on y trouve donc aujourd’hui une tradition bien ancrée dans ce domaine. Il y a déjà ici une compréhension de ce que le son et lumière peut apporter aux villes, notamment dans des sites patrimoniaux, et aussi une appétence pour ce genre de dispositif. Le public français est somme toute très averti, il a vu quelques-uns de ces spectacles, il possède un bon niveau de connaissances et un appétit pour la qualité. Il me semble qu’il y a en France beaucoup d’opportunités de réaliser de belles choses, des choses qui font sens. On le voit avec l’Atelier des lumières et d’autres projets du genre, le public français répond présent à ce type d’invitation. Si on parle plus précisément du mapping, il existe en France, comme en Europe, de très nombreux sites patrimoniaux d’importance qui peuvent devenir des canevas exceptionnels et se prêter à ce genre de manifestation.
S. : Entre la partie patrimoniale, projection, et celle qui relève davantage de l’événement d’entreprise, comment se répartit l’activité de Moment Factory ?
M.P. : Nous exploitons ces deux champs en parallèle, ce n’est pas forcément l’un ou l’autre. Nous restons très ouverts à tout ce qui est événementiel, spectacle vivant, tout cela fait partie de notre ADN. Par ailleurs, nous réfléchissons beaucoup à comment travailler avec certains des types de projets que nous avons développés, tels les parcours nocturnes Lumina et les expériences Aura. Comment en faire bénéficier divers emplacements qui gagneraient à se doter d’un produit d’appel ?
Nous examinons également des façons de travailler sur des business models, des offres, avec l’idée d’une valeur ajoutée. La valeur ajoutée au niveau artistique, cela va de soi, mais également le souci de travailler à créer, générer des flux de revenus comme avec la vente de billets. Nous cogitons sur ce genre de modèle, étudions comment des sites patrimoniaux pourraient ainsi dégager de nouvelles ressources financières. Des régions cherchent des idées pour faire évoluer la fréquentation touristique, pour convaincre les touristes de rester plus longtemps et leur proposer des expériences. Comment alors générer un achat qui va au-delà d’une visite diurne, qui peut se prolonger au niveau nocturne et générer toute une activité économique périphérique ?
S. : Et donc pouvoir supporter une partie du coût avec une volonté de rentabiliser…
M.P. : Oui, il y a en tout cas l’idée forte que les revenus générés doivent évidemment servir à absorber les coûts d’un projet, mais aussi à générer des revenus qui pourront servir à la conservation ou à la mise à niveau des installations patrimoniales.
S. : Certains de vos spectacles sont-ils tout prêts, un peu comme du prêt-à-porter, ou confectionnez-vous constamment du sur-mesure ?
M.P. : Nous arrivons toujours avec nos idées et notre expérience. Je dirais que le premier apport est déjà acquis, ce sont les façons de faire, l’ensemble du processus que nous allons mettre en place. En revanche, le site demeure un élément moteur dans nos projets, on ne s’affranchit jamais du contexte dans lequel on s’inscrit parce qu’il est une source principale de l’inspiration créatrice. Nous travaillons avec l’esprit et les spécificités de chaque site architectural. Il existe une signature Moment Factory, mais je dirais qu’elle est déclinée, spécifique et originale à chacun des lieux où nous sommes intervenus.
S. : Possédez-vous du matériel en propre, type projecteurs, ou louez-vous à chaque fois ?
M.P. : Sur de l’événementiel, bien sûr, cela sera de la location, mais il peut y avoir de l’achat sur des choses qui sont un peu plus longues. Nous avons la capacité d’arriver avec des offres intégrées, des équipements. Dans ce cas, nous ne sommes pas nécessairement donneurs d’ordres, mais nous pouvons livrer sous forme de « clé en main ». Les équipements sont compris, c’est quelque chose que nous pratiquons très souvent.
S. : Votre bureau parisien vous sert de plate-forme européenne ?
M.P. : Exactement, ce bureau dessert l’Europe pour différents projets, plusieurs en France, mais nous comptons aussi des projets en développement dans d’autres pays européens.
S. : Et dans ces autres pays, faites-vous face à de la concurrence et comment jugez-vous le marché ?
M.P : La concurrence est partout, chaque pays a ses acteurs déjà en place, nous arrivons dans des écosystèmes déjà en action, mais avec nos particularités. Ce côté très intégré que nous avons choisi d’incarner en traitant l’ensemble des métiers et des compétences en interne nous place tout de même dans une situation un peu spécifique. Les produits que nous développons sont assez uniques. Nous arrivons certes dans des marchés où existe de la compétition, mais avec des offres et des approches exclusives. La question est d’arriver à bien les promouvoir. Somme toute, les réponses sont très positives, les personnes se rendent compte qu’au lieu d’avoir à traiter avec différents prestataires, cette intégration horizontale leur permet d’optimiser leur budget, de limiter le nombre d’intervenants, le nombre de risques. Notre bagage – 18 ans d’existence, 400 projets livrés – nous procure une grande crédibilité, une vraie caution. Nous préférons agir auprès de nos clients comme des partenaires plutôt que comme des prestataires. C’est un état d’esprit qui se joint à notre expérience, à nos références et à notre approche, et permet d’instaurer la confiance qui est une condition pour arriver à de grands succès.
S. : Comment est née Moment Factory ? Pourriez-vous retracer les grandes lignes ?
M.P. : À l’origine de la société, figurent trois professionnels extrêmement créatifs, partis dans un genre de collectif d’artistes, des VJ qui venaient du film, de la techno, de la pub. Ils se sont mis ensemble pour « faire des choses », sans idée préconçue. Tout a commencé avec des rave-party, à l’époque des cassettes, de l’analogique…, je parle comme un vieux, mais c’est la réalité ! Des VHS, des moyens analogues qui n’ont rien à voir avec les techniques d’aujourd’hui, mais avec un même désir d’explorer, bidouiller, trafiquer des « trucs » pour arriver à faire des choses qui n’existent pas, ou tout simplement se faire plaisir.
À travers le temps, il y a eu des rencontres déterminantes, notamment avec le Cirque du Soleil. L’histoire s’est bâtie de façon très organique, naturelle. Au fil du temps, elle s’est structurée. Sans savoir pourquoi ni comment, les fondateurs et les collaborateurs éprouvaient tous le désir très prononcé de rassembler, de faire vivre des expériences de façon collective. Après, sont venus l’événementiel, le spectacle, l’idée est apparue comme un fil conducteur, sans aucun exercice de branding !
Regardant en arrière, on se demande : « Quel est le fil conducteur de notre travail dans ces mondes divers ? ». Eh bien, c’est l’opportunité de rassembler des gens dans différents contextes. Bien sûr, cela sert commercialement dans le B to B. Notre plate-forme vise à créer des expériences attrayantes, immersives, qui vont créer cette connexion très forte entre les gens, le lieu et les sujets. Nous constatons tous que la technologie a modifié nos modes de vie, que tout le monde est dans sa bulle, que les personnes ne se parlent plus nécessairement et qu’elles s’enferment dans un monde virtuel. Nous sommes connectés partout à travers le monde, mais avons finalement des difficultés à dire bonjour aux gens à côté de nous, à nous connaître.
L’idée portée dès l’origine par les fondateurs de la société d’aller dans le sens inverse, c’est-à-dire de se rassembler, a perduré dans le temps. Avec le développement de l’individualisme et de la désocialisation générées par la technologie, elle est même devenue de plus en plus pertinente ! Car nous utilisons la technologie dans un objectif inverse, au service du partage, sans nous enfermer dans un cadre, nous restons ouverts, présents et ensemble. Et ce qui est intéressant commercialement parlant, c’est que cette plate-forme, cette philosophie, sont devenues extrêmement importantes pour des industries, telle que le spectacle, qui ont souffert des mêmes phénomènes liés au numérique.
Avant, un artiste faisait son argent sur l’album plutôt qu’avec les spectacles ; aujourd’hui, avec le téléchargement légal (ou non), l’industrie du disque a complètement changé de paradigme. Les artistes publient des chansons qui font la promotion des spectacles. Il y a eu inversement des paradigmes ! Pour pouvoir justifier le prix d’un billet et attirer les spectateurs, il faut désormais leur offrir une expérience qui va bien au-delà d’une chanson qu’on peut entendre en ligne, un élément spectaculaire de sublimation sur la chanson, des dispositifs plus grands. Tous ces professionnels qui ont souffert des différentes mutations, des comportements causés en grande partie par le numérique, ont compris que le multimédia pouvait jouer un rôle central dans l’attraction, l’activité de leur contexte, pour pouvoir, dans le fond, générer du trafic. Enfin, c’est la bonne nouvelle, notre plate-forme est transversale, porteuse et ne se démode pas ! Au fil du temps, c’est vraiment devenu une plate-forme. Pour nous, la ville de Reims qui crée un spectacle attirant des milliers de personnes chaque jour, c’est une occasion de partage.
S. : Et à l’international, le système multimédia immersif que vous avez installé à l’aéroport de Los Angeles a porté un joli coup de projecteur sur Moment Factory…
M.P. : L’aéroport de Los Angeles nous a fourni un bel ancrage dans le secteur du pérenne. Nous avions eu le Super Bowl, avec Madonna, qui était très visible et très important sur le plan événementiel et spectacle, mais l’aéroport nous a donné cette crédibilité plus posée dans le monde du pérenne dans lequel, à travers des contenus, on peut vraiment dynamiser des espaces, créer des signatures très fortes. Donc oui, c’est un projet très important ! Nous bénéficions toujours du rayonnement de nos projets, tant au niveau de l’événementiel que du spectacle et du monde pérenne.
S. : Quid des shows d’artistes ? Constituent-ils une part importante de votre activité ou les considérez-vous à la marge ?
M.P. : Ce type de projet demeure extrêmement lié à notre histoire, il motive énormément les talents qui travaillent chez nous ; ce sont des projets à forte adrénaline, à haute intensité, dans des laps de temps plus courts. Le monde du spectacle reste un coup de cœur chez nous, un savoir-faire très puissant, très mobilisateur au niveau des ressources, très attractif et qui procure beaucoup de visibilité.
Venant du spectacle vivant, de l’événementiel, nous avons développé des projets avec des vitesses ou des durées de vie somme toute très courtes. Nous avons approfondi en la matière toutes sortes de façons de faire, comme le fait de tirer le meilleur parti des technologies les plus avancées, savoir-faire que nous pouvons ensuite réinjecter dans des contextes un peu plus pérennes. Le dialogue pérenne nous amène quant à lui à des éléments de stabilisation, de reprogrammation des espaces. Nous cultivons en permanence cette porosité entre nos différents secteurs d’activité.
S. : Trois références de shows pour conclure ?
M.P : Je citerais notre travail avec Muse, Damso et Étienne Daho.
EN BREF
En 2001, Sakchin Bessette et Dominic Audet, respectivement directeur de création et chef de l’innovation du studio, ont fondé Moment Factory. En 2007, alors que Moment Factory continuait de prendre de l’expansion et d’évoluer, Éric Fournier s’est joint à l’équipe à titre de partenaire et de producteur exécutif. Anciennement vice-président principal Nouvelles Entreprises et membre du comité exécutif du Cirque du Soleil, puis vice-président, planification stratégique, chez Bombardier, il a apporté au studio un bagage d’expériences hors du commun. Ce sont Sakchin Bessette, cofondateur et directeur de création exécutif, Dominic Audet, cofondateur et chef de l’innovation, Éric Fournier, associé, producteur exécutif, et les 400 esprits créatifs de Moment Factory qui font de ces studios ce qu’ils sont aujourd’hui. Basé à Montréal, Moment Factory possède également des bureaux à Los Angeles, Londres, Paris, New York, Singapour et Tokyo. Depuis ses débuts en 2001, le studio a créé plus de 400 productions.
Article paru pour la première fois dans Sonovision #17, p.26-29. Abonnez-vous à Sonovision (4 numéros/an + 1 Hors-Série) pour accéder, à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.