Pour sa première présentation au public en mai dernier à l’Institut du Monde Arabe (IMA), The Ennemi n’a pas failli. Équipés de casques Oculus Rift, les spectateurs ont pu se projeter au cœur de trois conflits actuels (Israël/Palestine, Congo et Salvador) en écoutant des soldats ou miliciens répondre aux questions de Karim Ben Khelifa et expliquer les raisons de leur engagement. Et ce, pendant 50 minutes.
Sans précédent, cette expérience a pris quatre années d’élaboration au photographe de guerre, qui a porté ce projet de bout en bout, et à son équipe pour mettre en place une nouvelle manière de diffuser des images de guerre et pratiquer une forme de journalisme qui devrait faire date.
Au plus près des combattants
Accompagnée par les Nouvelles Écritures de France Télévisions, la production en réalité virtuelle (production Camera Lucida) repose sur une captation documentaire de première main. L’équipe (réalisateur, assistant, chef opérateur et chef de projet VR) est revenue en effet sur les zones de conflits pour y filmer au plus près deux belligérants.
La plus risquée, la rencontre avec le gang des Maras au Salvador : « Nous n’avions que deux heures pour filmer les protagonistes qui arrivaient à tour de rôle dans le mini studio que nous avions reconstitué dans un hôtel avec un fond blanc et des lumières diffuses, raconte Fabien Barati, cofondateur de Emissive, société de production de contenus immersifs. Il était hors de question de rater une prise de vue et de repartir avec des sources de mauvaise qualité. »
Au Salvador comme au Congo, le procédé de prise de vues est similaire : chaque protagoniste interviewé par le réalisateur est d’abord filmé sous des angles différents par quatre appareils photo Canon, puis chaque visage est saisi en photogrammétrie et ses mouvements détectés via Faceware à partir des vidéos. Toutes ces photographies et scans vont ensuite texturer des clones 3D reconstitués et animés chez Emissive : « La crédibilité du projet reposait entre autres sur le réalisme de la représentation des combattants auxquels ont été attribués des comportements : suivre le spectateur des yeux, lui faire signe de s’avancer ou reculer si celui-ci s’approche de trop près, etc. »
Prise en charge chez Emissive, la production VR suit dès lors un pipeline habituel basé sur le moteur 3D Unity. La modélisation et le rigging s’élaborent sur 3D S max (avec le plugin Cat), les textures sur ZBrush et Photoshop, et le rendu sur Substance Designer. Si les cheveux ne posent pas trop de problèmes (les combattants ayant le crâne rasé ou étant cagoulés), plusieurs shaders sont créés spécialement pour s’approcher au plus près de la réalité. De même, le lipsynch est finalisé à la main : « Le réalisateur tenait beaucoup à l’aspect journalistique de son projet et au réalisme des propos tenus par les combattants. »
Expérience collective
La confrontation ne marquerait pas autant les esprits si l’expérience en réalité virtuelle n’était que statique. Pour le réalisateur, le face-à-face avec les combattants est essentiel, lequel implique, pour les spectateurs, de se rapprocher d’eux.
De cet impératif découle la mise en scène en réalité virtuelle : « Les combattants d’un même conflit arrivent dans la pièce où se tient l’utilisateur, poursuit Fabien Barati. Mais pour entendre leur point de vue, celui-ci doit se déplacer. Le même scénario se répète trois fois de suite. Pour chaque conflit évoqué, le spectateur doit changer de pièce. »
Au fur et à mesure de l’élaboration du projet, l’équipe est amenée néanmoins à penser l’expérience de manière collective afin de lui donner plus d’impact. Pour sécuriser les déplacements, les participants (au nombre de 20 pour une salle de 300 mètres carrés), qui vivent tous l’expérience de manière différente, apparaissent dans les casques comme des avatars. « Cela suffit à fluidifier les déplacements, remarque Antonin Lhot, chef de projet web du département Nouvelles Écritures. Le visiteur choisit l’interlocuteur le moins entouré. »
Pour résoudre toutefois le problème des câbles traînant au sol, un sac à dos (de deux kilos) a été élaboré ; il regroupe le système de motion capture à infrarouge OptiTrack pour détecter les mouvements de la tête, la carte graphique et un processeur musclé (plus d’une heure d’autonomie). Si les premiers prototypes recouraient à des sacs à dos mis au point par Emissive, l’installation utilise aujourd’hui les VR One (MSI).
Ennemi innove encore par sa dimension itinérante et sa distribution s’apparentant à celle d’un spectacle. Là encore, l’expérience serait moins forte si elle se dévoilait à partir du canapé de son salon.
Après avoir été présenté à Paris, Ennemi est allé à Tel Aviv, puis a passé l’été au Canada et aux USA. Dans chaque pays, la mise en scène est revue en fonction du site (et son environnement 3D est reconstruit). Mais Ennemi ne touchera véritablement sa cible – et son message aura encore plus d’impact – que lorsque l’expérience sera directement diffusée sur les zones de conflit. À cette fin, celle-ci est aussi accompagnée d’une version en réalité augmentée pour mobiles et tablettes, laquelle fait apparaître les combattants dans l’environnement du spectateur.
Réalisée par le studio DPT. (Canada), l’application est téléchargeable sur Android (depuis août) et iOS 11 (à partir de septembre) : « Vu l’enjeu humaniste du projet, il est important qu’il se déploie dans l’espace public et dans des pays où le medium principal est le portable, rappelle Antonin Lhot. Contrairement à une installation en VR qui ne s’adresse qu’à un public restreint (3 000 personnes pendant 15 jours), une application en RA touche plus de monde et se fait à hauteur d’homme. »
« Ennemi »
- Auteur-réalisateur : Karim Ben Khelifa
- Co-producteurs : France Télévisions, Nouvelles Écritures, Office National du Film au Canada, DPT, INA, Emissive
- Maison de production : Camera Lucida Productions (Chloé Jarry)
* Article paru pour la première fois dans Sonovision #8, p. 22-23. Abonnez-vous au magazine Sonovision (1 an • 4 numéros + 1 hors-série) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.